« C’est à partir du moment où je fus relevé de mes fonctions de gouverneur du Sine-Saloum que, pour la première fois, je fus véritablement confronté à l’ingratitude des hommes.
J’ai pu alors constater que, tant que vous êtes une autorité, les hommes vous sont fidèles et sont à vos pieds, mais dès que vous êtes en disgrâce, ou qu’ils vous y croient, certains d’entre eux n’ont plus de considération pour vous et vous tournent le dos.
C’est le cas de ce grand chef religieux qui, lorsque j’étais encore gouverneur, m’avait demandé de lui installer une coopérative dans un village de la région.
Au moment de quitter mes fonctions, j’ai pensé qu’il valait mieux prendre l’arrêté avant de partir, afin que mon successeur puisse finaliser rapidement le projet. J’avais fait cela avec un zèle qui correspondait au respect que je vouais à ce guide.
J’ai donc signé l’acte et je voulais lui dire au téléphone de ne pas s’inquiéter, puisque j’avais tout fait. J’ai eu une grande surprise. Un de ses disciples m’a fait attendre longtemps et, à la fin, quelqu’un d’autre a pris l’appareil pour me dire <
Dans mon for intérieur, je me disais que ce n’était pas possible qu’il me traitât ainsi.
Que dire également du comportement de cet homme qui était toujours dans nos cortèges à crier à tue – tête : «Maintenant nous avons le meilleur gouverneur du pays, un gouverneur qui nous porte du bonheur.»
Il le faisait avec tout ce qu’ont pouvait imaginer comme obséquiosite, louanges, ovations et autres envolées dithyrambiques. Pourtant, quand j’ai quitté mes fonctions, il ne savait pas encore que j’étais affecté à un nouveau poste et un jour, en sortant du ministère des Affaires étrangères, je l’ai aperçu devant la pharmacie du Rond- Point et me suis dirigé vers lui. Il m’a aussitôt tourné le dos et j’ai compris que, s’il avait agi de la sorte, c’est qu’il ne voulait pas se compromettre avec quelqu’un qui était en disgrâce ou en tout cas qui était considéré comme tel.
Pour le jeune homme de 27 ans que j’étais, qui croyait à tant d’idéaux, voir les hommes se comporter de cette façon fut un choc.
Et me sont revenues en mémoire mes jeunes années de latinistes au Lycée Faidherbe et les vers qu’Ovide, exilé par Auguste au bout du monde, à Tomis, sur les bords de la mer Noire, écrivait dans les Tristes : «Tant que la fortune te sourit, tu auras beaucoup d’amis, si les nuages se montrent, tu te retrouveras seul. »
Il y a eu certes ce griot et ce grand chef religieux que j’admirais tant, mais il y a eu bien d’autres encore.»
Abdou Diouf, Mémoires, Éditions du Seuil, Paris.
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