Dans une tribune au « Monde », Olivier Le Cour Grandmaison, politiste, et Aminata Traoré, ancienne ministre de la culture malienne, rappellent l’extraordinaire brutalité des grandes compagnies et de l’administration.
Tribune. Dans Discours sur le colonialisme, publié en 1950, Aimé Césaire écrivait : « On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemins de fer. Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. »
Voici néanmoins une statistique : 17 000 morts « indigènes » pour 140 kilomètres de voie ferrée. Tel est, en 1929, le bilan partiel de la construction du chemin de fer Congo-Océan destiné à relier Brazzaville, la capitale de l’Afrique équatoriale française, à Pointe-Noire, située sur la côte atlantique. Essentielle à la « mise en valeur » de ce territoire, comme on l’écrit à l’époque, la réalisation de ce projet doit permettre d’accélérer son développement économique. En vertu d’une convention signée, le 23 juillet 1922, avec les pouvoirs publics du Congo français, c’est la Société de construction des Batignolles, aujourd’hui connue sous le nom de Spie Batignolles, qui réalise les travaux en employant de très nombreux « indigènes » soumis au travail forcé.
Conséquences dramatiques
Précision indispensable : ce travail forcé – tâches de construction, transport de marchandises, entretien des routes et des agglomérations – est imposé aux autochtones des colonies françaises alors qu’ils n’ont commis ni crime ni délit. En effet, les hommes et les femmes visés ne sont pas des individus condamnés à une peine privative de liberté prononcée par un tribunal, à laquelle viendrait s’ajouter celle des travaux forcés ; cette obligation concerne les populations « indigènes » et innocentes de l’empire.
Des « documents officiels » révèlent que des « dizaines de milliers de Sara », par exemple, ont été recrutés de force au Tchad, puis acheminés à pied et en chaland sur les lieux de travail. Ce périple, marqué par la fatigue et la sous-alimentation, suivi de travaux harassants, ont eu des conséquences dramatiques. En 1929, le célèbre journaliste Albert Londres rapporte qu’un « détachement », venu de la région de « Gribingui », a perdu « soixante-quinze pour cent de son effectif » et celui de « Likouala-Mossaka, comprenant mille deux cent cinquante hommes, n’en vit revenir que quatre cent vingt-neuf ».
AFP