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En Guinée, dans la banlieue de Conakry, la fabrique de martyrs

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Dix jours après, la route Leprince, près de Conakry, surnommée « l’axe du mal », expose encore les stigmates des violences qui s’y sont déroulées le 14 octobre. Les pneus enflammés par des opposants au projet de réforme constitutionnelle du président Alpha Condé susceptible de lui ouvrir la voie à un troisième mandat ont parsemé l’asphalte de dizaines de taches sombres.

Tous les 100 mètres, un groupe de policiers ou de gendarmes montent une garde nonchalante, affalés sur le sol ou à l’arrière de leur pick-up. Lundi 14 octobre et le lendemain, ils étaient à la manœuvre. Bloquant le boulevard vers le centre-ville, pourchassant les manifestants jusqu’à leur domicile dans les venelles souvent insalubres de Ratoma, quartier périphérique et surpeuplé de Conakry, toujours prêt à exploser comme un furoncle mûri par la pauvreté.

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Ce lundi-là, la plaie s’est rouverte. Avec le temps, elle formera une énième cicatrice indélébile. Puis l’infection reviendra, faute de soin. « L’axe du mal » porte bien son surnom : la route Leprince relie les nouveaux quartiers de la banlieue nord. Mais tout le monde ne partage pas la même interprétation à donner au « mal ».

Pour les autorités en place, Ratoma serait un cas à part. Un réservoir à assécher parce que le principal parti d’opposition, l’UFDG, y puiserait « ses combattants » mobilisés au nom de la solidarité unissant la communauté peule. Comme durant les grandes manifestations de 2007 contre le système agonisant de Lansana Conté (1983-2008). Ou l’année suivante contre la junte militaire de l’inclassable capitaine Dadis Camara (décembre 2008-décembre 2009).

Exode rural

L’axe, autrement dit, fournirait de la chair à canon à l’opposition, une fabrique de martyrs « destinés à émouvoir la communauté internationale », selon le président Alpha Condé. D’ailleurs, selon lui, les organisateurs de la manifestation ont eux-mêmes « fait tirer sur leurs gens », le 14 octobre, jour où au moins huit personnes ont été tuées par balles à Conakry, des dizaines d’autres blessées, la plupart sur l’axe, allongeant une liste déjà trop longue.

Mohamed Diakité, membre de l’Union nationale pour la promotion de la jeunesse, une organisation non gouvernementale, connaît ces quartiers sur le bout des doigts. « Personne ne contrôle l’axe sauf des petits chefs de groupes de jeunes, mais le monde politique en a besoin », explique-t-il. Utile aux opposants pour défier les autorités. Utile à ces dernières pour stigmatiser une opposition prompte à jouer la rue contre la vérité – souvent tronquée – des urnes. Pour lui, « la réalité est qu’ici les gens ne sont pas des saints mais sont socialement opprimés ».

En Guinée, l’explosion démographique court plus vite que les programmes de développement

La population s’entasse dans ce quartier, dans une totale anarchie urbaine depuis le début des années 1990. Ici, comme ailleurs en Guinée, l’explosion démographique et l’exode rural courent bien plus vite que les programmes de développement d’un Etat aussi gaspilleur qu’indigent, malgré une croissance économique flatteuse (environ 6 %) tirée par le secteur minier.

Abdoulaye Diallo est l’un de ces chefs de jeunes du quartier de Cosa. Il en décrit le quotidien : « Cela fait douze ans que je n’ai pas d’eau chez moi. Nous n’avons ni hôpital, ni dispensaire, ni médecins. Les rues ne sont pas asphaltées. Nous formons la plus grande commune de Conakry et on compte seulement 58 écoles publiques contre 585 écoles privées de mauvaise qualité. Pour avoir un emploi, il vaut mieux ne pas dire qu’on vient d’ici. Si on est arrêté par la police, on est libéré contre rançon négociée à partir d’un million et demi » de francs guinéens (150 euros, quatre fois le salaire minimum). Une liste non exhaustive.

Ce n’est pas nouveau. Ce qui l’est, à les entendre, c’est leur stigmatisation croissante depuis l’arrivée d’Alpha Condé au pouvoir en 2010. « Avant, tout le monde était traité de la même façon quand il y avait des manifestations, maintenant on est ciblés. On en a marre d’être les cobayes du pouvoir ou des partis. On veut juste être traités comme les autres Guinéens », ajoute son ami Mamadou Bah.

« On en a marre d’entendre que la jeunesse est le futur de la Guinée, c’est aussi son passé et surtout son présent, mais rien n’est fait pour nous. Ça va finir par exploser », explique le jeune homme. Le 14 [octobre], on voulait comme beaucoup de monde manifester contre le troisième mandat, pacifiquement. Mais on nous a tiré dessus, seulement ici, pas dans les autres villes et, en plus, on nous traite de bandits. C’est trop. »

Venin politique

Ce jour-là, la contestation a dépassé la frontière invisible du ghetto. La commune de Ratoma est moins une exception nationale qu’un concentré des maux et des incuries qui maintiennent le pays dans les bas-fonds du développement. Si « la pagaille » était circonscrite à quelques quartiers, comme l’affirme le président, les missions diplomatiques de l’ONU, l’UE, la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, la France et quelques autres grands pays auraient-elles rédigé, le 16 octobre, un communiqué conjoint pour exprimer leurs « préoccupations [face] à l’escalade de la tension avec des recours à la violence susceptibles de porter gravement atteinte aux acquis démocratiques » ?

La contestation a touché, avec plus ou moins d’ampleur, d’autres grandes villes : Kindia, Mamou, Labé, Kankan, Boké, Faranah… Les rapports des gouverneurs et préfets confirment des échauffourées suivies d’arrestations. Lorsque celles-ci n’ont pas été entreprises préventivement.

C’est ce qui est arrivé, trois jours avant les rassemblements, au dirigeant du Front national de défense de la Constitution (FNDC), Abdourahamane Sanoh. L’ancien ministre et figure de la société civile guinéenne a été jugé depuis, aux côtés de quatre autres militants, pour « provocation directe à un attroupement (non armé) par des écrits et des déclarations ». Sa condamnation à un an de prison ferme a été prononcée, mardi, dans un tribunal de Conakry aux alentours cadenassés par les forces de l’ordre. Le FNDC a été créé au mois d’avril par des organisations de la société civile auxquelles se sont joints plusieurs partis politiques, dont les deux opposants, l’UFDG de Cellou Dalein Diallo et l’UFR de Sydia Touré – tous deux anciens premiers ministres au temps de Lansana Conté –, pour s’opposer au projet de nouvelle Constitution.

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Concocté dans l’urgence et l’opacité par le pouvoir – aucun texte ni grandes lignes de réformes n’ont été publiés –, ce projet porte en son sein le venin politique de la discorde qui se diffuse depuis des mois. « Une Constitution ne garantit pas le développement économique, commençons par appliquer les textes de loi existants et par respecter les calendriers électoraux, sinon pourquoi s’entêter sur un sujet qui divise l’opinion ? », estime Abdoul Kabele Camara, ancien ministre de la défense et ex-compagnon de route de l’actuel président. Sauf à permettre à ce dernier de briguer, fin 2020, un troisième mandat, ce que la loi actuelle lui interdit.

Jeudi 24 octobre, le FNDC appelait à de nouvelles manifestations contre un projet qui pourrait catalyser tous les griefs d’une population éreintée. Bien au-delà de « l’axe du mal » où, y espère-t-on, on n’aura pas à nouveau à compter ses morts.

Lemonde.fr