En Guinée, la répression politico-militaire est entrée dans une nouvelle phase de radicalisation. Le bâillonnement de l’opposition ne suffit plus. Désormais, artistes et intellectuels doivent s’abstenir de critiquer les injustices et renoncer à dénoncer la mécanique répressive de ceux qui jurent de ne pas lâcher le pouvoir. Car s’opposer à la violence politique et condamner la terreur qui se répand sur les populations guinéennes sont devenues synonyme « d’incitation à la haine ».
Nommer le mal qui s’abat sur les jeunes de l’axe, à majorité peuls, est interprété comme un « des agissements répréhensibles de nature à compromettre la stabilité et l’Unité de la Nation ». Ce serait ainsi au nom de la nation que s’impose cette terrible contrainte au silence « sous peine de poursuite judiciaire ». Si en 1958 la nation a porté en germe le Camp Boiro, c’est encore sous l’autel de la nation que le gouvernement actuel entend sacrifier ceux qui, mobilisés par le sentiment de la dignité humaine, décident de convoquer l’art, la musique et l’esprit pour dire non à la criminalité du pouvoir.
À en croire le communiqué du Ministère de la Justice du gouvernement de Kassory Fofana, il va falloir choisir : le silence ou la prison ; vivre sous le poids de la misère ou dénoncer en risquant le châtiment.
Sommes-nous à la veille d’un totalitarisme annoncé ? De la traque des partisans du FNDC, à la confiscation arbitraire du passeport de Sidya Touré et à la séquestration de Cellou Dalein Diallo, de l’intimidation dont a fait l’objet Dr Oussou Fofana et Kalemodou Yansané, jusqu’à l’arrestation de Mamadi Condé (alias Madick) et aux menaces d’arrestation et de déchéance de nationalité qui pèsent désormais sur l’artiste Djanii Alpha, on est en droit de se demander si le pouvoir, affaibli par un autoritarisme régressif et rébarbatif, n’est pas entrain de renforcer les dispositifs de harcèlement psychologique, d’atteinte à l’intégrité physique et de confier à l’appareil répressif le soin de définir le permis et l’interdit.
Comment douter du contraire alors que « la gestion de l’ensemble des réseaux sociaux Facebook, Twitter, Instagram etc… seront désormais surveillés » nous dit, confiant, l’intraitable Garde des Sceaux Mory Doumbouya. Surveillance généralisée de la population, mobilisation de l’armée pour mater les dissidents, instrumentalisation autoritaire de l’idéal national, dévoiement des pouvoirs publics, contrainte d’obéissance…autant d’éléments qui annoncent les couleurs sombres d’un pouvoir qui n’a certainement pas fini de nous livrer son modèle de gestion des vies humaines.
À Conakry, l’heure n’est pas à la blague : le troisième mandat du RPG sans ou avec Alpha Condé n’est pas négociable. Même au prix de la mort de l’autre, que les autorités n’hésitent pas à mettre au compte du « maintien de l’ordre républicain » alors d’autres patinent en évoquant le recours à « la voie légale » pour régler le contentieux électoral, les ministres et conseillers, renforcés par le soutien militaire, ont déjà pris de l’avance en imposant une stratégie impitoyable de dressage des consciences. La légalité est derrière nous parce qu’en réalité inexistante, alors que les lendemains totalitaires s’annoncent peut-être à nos portes. « La douce habitude du crime », dont parlait Sade, est encore devant nous.
Mais si le pouvoir à l’avantage de la force militaire, du pouvoir de tuer sans rendre des comptes, les citoyens, artistes, intellectuels, journalistes et religieux ont la force de la conviction morale et le pouvoir de l’extérioriser sur la forme d’une révolte. Révolte, comme le disait Camus, qui consiste à refuser les contraintes du silence en disant : « jusque-là oui, au-delà non », « il y a une limite que vous ne dépasserez pas ».
Dans l’histoire, les artistes, écrivains et les intellectuels ont été les défenseurs de cette limite. C’est pourquoi ils ne peuvent pas se taire au risque de trahir leur vocation. Ils préfèrent encore donner un sens à leurs vies en se jetant dans la gueule du loup que de s’accommoder l’atmosphère de soufre imposé par la mécanique autoritaire du pouvoir guinéen. Vivre, c’est aussi en quelque sorte choisir sa mort : Gandhi n’est pas Sékou Touré. Ainsi va la vie.
Amadou Sadjo Barry