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11 avril 2011 : le jour où Laurent Gbagbo a été arrêté !

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Le 11 avril 2011, Laurent Gbagbo, son épouse et une quarantaine de proches étaient arrêtés par les forces fidèles à Alassane Ouattara. C’était il y a tout juste dix ans.
Laurent Gbagbo a beau avoir avalé un somnifère, il n’a pas dormi de la nuit. Il a l’œil hagard. Il est épuisé, un peu perdu, comme dans un état second. Les commandants Hervé Pélikan Touré, alias « Vetcho », et Morou Ouattara l’entourent. « Ne tuez pas mes enfants », glisse-t-il à l’oreille du premier qui lui enfile un gilet pare-balles. Un rebelle enlève son casque pour le lui mettre sur la tête.
Il est un peu plus de 13 heures, ce 11 avril 2011. L’ancien président vient d’être arrêté par les forces fidèles à Alassane Ouattara. C’est la fin de ce que l’on a appelé « la bataille d’Abidjan ». Un affrontement entre deux belligérants, avec comme arbitre la communauté internationale – la France en tête –, et dont les derniers jours ont eu pour théâtre le quartier de Cocody-Ambassades.
C’est là que se situait la résidence de Laurent Gbagbo, au bord de la lagune Ébrié, coincée entre la résidence de l’ambassadeur de France et les locaux de la Garde républicaine, aujourd’hui attribués au Groupement de sécurité pour le président de la République (GSPR). Désormais à l’abandon, l’édifice avait été construit sous l’impulsion de Félix Houphouët-Boigny, qui en avait fait la résidence officielle des chefs d’État ivoiriens.
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À l’intérieur de la concession, il y a un parking, une infirmerie et une grande annexe où les délégations officielles étaient reçues, des réveillons organisés et où, depuis le début de la crise, des armes sont stockées. La maison s’élève sur deux niveaux. L’entrée principale s’ouvre sur un grand salon. À gauche, un autre salon et une salle à manger. À droite, une salle d’attente et le bureau du président.
Deux ascenseurs de chaque côté du rez-de-chaussée permettent d’accéder à deux appartements. L’un a longtemps été occupé par Narcisse Kuyo, qui fut chef de cabinet de Gbagbo, l’autre par le chef de l’État et son épouse Simone – le couple faisant chambre à part.
Au rez-de-chaussée, un escalier mène à un sous-sol sur deux niveaux. On y trouve un bureau, occupé par Gbagbo, une petite bibliothèque et une buanderie. Il y a aussi une pièce de 20 m2 et un étroit couloir menant à un tunnel. Scellé après la mort d’Houphouët-Boigny, il permettait d’accéder à la résidence de l’ambassadeur de France.
C’est dans ce décor que Laurent Gbagbo et une centaine de proches collaborateurs et de membres de sa famille étaient retranchés depuis le 30 mars 2011. « Ce jour-là, c’était un mercredi. Le conseil des ministres prévu à la présidence a été annulé. Tout le monde s’est retrouvé à la résidence pour faire le point de la situation. Nous ne l’avons plus quittée », se souvient un ancien membre du gouvernement.
Premiers bombardements
Les premiers bombardements ont lieu le 4 avril sous une pluie fine. L’après-midi touche à sa fin. Laurent Gbagbo sort de sa douche quand un bruit sourd retentit. « On a d’abord cru qu’il s’agissait d’un coup de tonnerre », raconte un proche de l’ancien président. Gbagbo se mêle au petit attroupement formé dans la cour. Ce ne sont pas les éléments qui se déchaînent, mais les hélicoptères français et ceux de la mission de l’ONU en Côte d’Ivoire (Onuci) qui font feu – une opération couverte par la résolution 1975 du Conseil de sécurité. Ils visent les armes lourdes et les dépôts de munitions des camps militaires d’Akouédo et d’Agban, puis le palais présidentiel et enfin la résidence même du chef de l’État. Un char de la Garde républicaine explose. Il y a des éclats de verre dans la cour, un début d’incendie.
ON FAIT QUOI ?
Dans la soirée, Laurent Gbagbo décide de faire descendre plusieurs membres de sa famille ainsi que la mère du fidèle Abdouramane Sangaré au sous-sol. Une réunion de crise est organisée. « On fait quoi ? » demande le président. Alcide Djédjé, dont Gbagbo a fait son ministre des Affaires étrangères quelques mois plus tôt, propose d’aller voir l’ambassadeur de France. L’initiative provoque un vif débat. « Qu’est-ce que tu vas aller faire là-bas ? » lui lance Simone Gbagbo. Sangaré n’y est pas favorable non plus. « Laissez-le faire son travail », rétorque le chef de l’État sans donner à son ministre de feuille de route précise.
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Alcide Djédjé parcourt les dizaines de mètres qui séparent les deux résidences à bord du 4X4 Hyundai Tucson de Boubacar Koné, qui l’accompagne. Koné est un cadre du Front populaire ivoirien (FPI), le parti de Gbagbo. Au portail, les deux hommes sont pointés par la lumière infrarouge des fusils français, puis escortés par deux militaires jusqu’au bas du grand escalier qui mène au domicile de Jean-Marc Simon. Ce dernier prévient Alassane Ouattara, Guillaume Soro et le patron de l’Onuci, Young-jin Choï, de leur présence. Il est presque minuit. Les discussions se prolongent jusqu’à 4 heures du matin.
Après quelques heures de sommeil, Alcide Djédjé quitte le domicile de l’ambassadeur de France en lui ayant donné l’assurance que Gbagbo signerait un document de renonciation au pouvoir en échange de sa mise en sécurité, de son exil et de celui de ses proches.
C’EST UN TRAÎTRE. ET, EN TEMPS DE GUERRE, LES TRAÎTRES, ON LES ABAT
Mais lorsqu’il regagne la résidence de Gbagbo, autour de laquelle les combats ont fait rage toute la nuit, c’est la douche froide. Alcide Djédjé rend compte au chef de l’État, devant son épouse et le ministre de l’Intérieur, Désiré Tagro. « C’est un traître. Et, en temps de guerre, les traîtres, on les abat. Il n’est plus digne de notre confiance, qu’il sorte de là », aurait alors lancé Simone.
L’intéressé est congédié. Il sera autorisé à revenir à la résidence à trois reprises avant le 11 avril, mais il ne reverra plus Laurent Gbagbo. « Alcide a pris l’initiative de trouver une issue diplomatique pour sauver la vie de Gbagbo. Mais le président a estimé qu’il était allé trop loin », estime aujourd’hui un intime de l’ex-chef de l’État.
Un tournant
Alors que la rumeur d’une reddition se répand dans les médias, Alain Toussaint, le porte-parole de Gbagbo, se doit de démentir. « Le président est vivant, il est dans la résidence du chef de l’État. Il y a eu quelques dégâts matériels mais tout le monde se porte bien et [il] n’a pas l’intention de démissionner, il demeure à son poste », déclare-t-il. Le soir même, Gbagbo accorde une interview à la chaîne française LCI dans laquelle il refuse une nouvelle fois de reconnaître la victoire d’Alassane Ouattara. Pour la communauté internationale, France en tête, l’épisode est un tournant. La guerre reprend le 6 avril.
BIEN BÂTIE, LA MAISON PRINCIPALE A DE FAUX AIRS DE FORTERESSE
À la résidence présidentielle, la vie s’organise. Bien bâtie, dotée de plusieurs générateurs, la maison principale a de faux airs de forteresse. Malgré les bombardements, elle est toujours alimentée en eau, en gaz et en électricité.
À l’étage, dans les appartements, on a monté un piano électrique et une boite à rythme pour égailler les soirées. Malgré la guerre, on ne se laisse pas abattre. Certains ne se gênent pas pour siroter du champagne et fumer des cigares. Les repas sont rudimentaires, mais on mange encore à sa faim.
L’atmosphère est souvent christique, voire parfois messianique. Un jour, un attroupement se forme dans la cour de la résidence. Un amoncellement de nuages s’est constitué, dessinant une forme intrigante. Serait-ce un signe ?
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Tous les matins, Laurent Gbagbo reçoit sa revue de presse. En fin de journée, il participe à une réunion de crise avec son cercle rapproché. Il est en contact permanent avec le général Dogbo Blé. Le chef des Bérets rouges de la Garde républicaine est à la présidence. Le président s’efforce de paraître confiant, calme, serein. « Il était très ouvert, on pouvait facilement discuter avec lui. Il lui arrivait de venir nous lire la bible », raconte un témoin.
GBAGBO CITE RÉGULIÈREMENT SALVADOR ALLENDE, LE PRÉSIDENT CHILIEN ASSIÉGÉ PAR L’ARMÉE DU GÉNÉRAL AUGUSTO PINOCHET
Gbagbo cite régulièrement Salvador Allende, le président chilien assiégé par l’armée du général Augusto Pinochet en septembre 1973. Mais, à la différence d’Allende, qui se suicidera d’une balle d’AK-47 dans son palais, il croit encore que la victoire est possible et que, comme Idriss Déby Itno en février 2008, il parviendra à retourner la situation à son avantage.
Depuis le second tour de la présidentielle, le 28 novembre 2010, il est sûr de son fait. Il a gagné l’élection, qu’importe si la Commission électoral indépendante (CEI) a donné son adversaire, Alassane Ouattara, vainqueur avec 54,1 % des suffrages. Un résultat reconnu par les Nations unies et par la grande majorité de la communauté internationale, mais qu’il conteste avec force. Esseulé, à la tête d’un régime étranglé par les sanctions financières, Gbagbo tient bon.
IL N’A JAMAIS IMAGINÉ QUE SES ADVERSAIRES IRAIENT AUSSI LOIN
Les bombardements du 4 avril ne lui ont infligé que des pertes marginales. Une soixantaine de blindés et de pick-up sont d’ailleurs arrivés des camps militaires d’Agban et d’Akouédo pour protéger la résidence. Le 8 avril, un tir de roquettes s’abat sur les arbres et le parking de la résidence de l’ambassadeur de France. Le lendemain, c’est l’hôtel du Golf qui est visé. « Il pensait avoir le peuple avec lui et que son arrestation provoquerait le chaos. Surtout, il n’a jamais imaginé que ses adversaires iraient aussi loin », explique l’un de ses anciens collaborateurs.
Ambiance surréaliste
Mais en coulisses, les choses s’accélèrent. La France et l’ONU décident qu’une nouvelle série de frappes aériennes sera effectuée dans la nuit du dimanche 10 au lundi 11 avril. Elles débutent à 18 heures, et sont d’abord menées par les hélicoptères de l’Onuci puis par ceux des forces françaises. Quatre-vingt-neuf missiles seront tirés autour de la résidence présidentielle. « Au milieu de la nuit, un de nos missiles atteint un dépôt de munitions. C’est une invraisemblable poudrière. Pendant près d’une heure, les explosions se succèdent dans un gigantesque brasier », racontera Jean-Marc Simon dans son livre Secrets d’Afrique, paru en 2016.
CERTAINS CHANTAIENT DES CHANTS GRÉGORIENS
Le bâtiment abritant l’infirmerie est également touché, les blessés – des militaires et des civils – sont transférés dans la bibliothèque de Gbagbo et dans l’un des salons pour y être soignés par le docteur Blé, son médecin personnel.
Au sous-sol, l’ambiance est surréaliste. Il y a là une quarantaine de personnes. « Il faisait sombre comme dans des catacombes. On formait des groupes de prière. Certains chantaient des chants grégoriens », se souvient Alain Porquet, neveu de l’ancien président.
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Les bombardements reprennent le 11 au matin. Un missile français touche directement la demeure de Laurent Gbagbo. Était-ce prémédité ? Dans son livre, Jean-Marc Simon assure que la trajectoire a été « déviée par la chaleur d’un incendie qui s’est propagé aux véhicules stationnés au pied de la résidence présidentielle ». Le bureau de Gbagbo est détruit par les flammes. Une chaîne est alors organisée depuis les différentes salles d’eau du bâtiment pour tenter d’éteindre l’incendie. La fumée qu’il génère force une bonne partie des personnes réfugiées au sous-sol à remonter au rez-de-chaussée. « Nous nous sommes répartis dans toutes les pièces », précise l’un d’eux.
En milieu de matinée, le portail de la résidence est forcé par les militaires français. Sont-ils allés plus loin ? Paris l’a toujours nié. Présent sur les lieux, Éric Littier, qui assurait le secrétariat de la cellule diplomatique de Laurent Gbagbo, affirme le contraire. « J’ai vu une vingtaine de soldats français accompagnés d’une jeep dans la cour », assure-t-il.
ILS AGITENT UN TISSU BLANC EN SIGNE DE REDDITION, MAIS ESSUIENT DES TIRS
En fin de matinée, les derniers soldats pro-Gbagbo présents à la résidence sont neutralisés par le commandant Boniface Awouman. Un peu plus tard, Désiré Tagro, le secrétaire général de la présidence, et l’aide de camp de Gbagbo ouvrent l’une des portes de la maison. Ils agitent un tissu blanc en signe de reddition, mais essuient des tirs.
Vers 13 heures, des soldats rebelles du commando Mystic pénètrent dans l’enceinte de la résidence d’un pas rapide. RPG dans le dos, fusil kalachnikov à la main, ils se dirigent vers le bâtiment principal dont la porte d’entrée a été détruite. À l’intérieur, dans son uniforme légèrement débrayé, un casque sur la tête, Hervé Pélikan Touré commande ses hommes. « Vous filtrez le sous-sol, rien de sort. On finit le tour de la maison », leur dit-il avant de tirer quelques balles dans une porte fermée à clé.
De Korhogo aux Pays-Bas
Laurent Gbagbo et ses proches se rendent sans résister. Ils seront transférés à l’hôtel du Golf quinze minutes plus tard. Blessé par balle à la mâchoire lors de son arrestation, Désiré Tagro décèdera le lendemain à la Polyclinique internationale Sainte Anne-Marie (Pisam). Aujourd’hui encore, les circonstances exactes de sa mort demeurent inconnues.
Quelques jours plus tard, Gbagbo sera transféré à Korhogo, dans le nord de la Côte d’Ivoire. Il y sera détenu pendant huis mois, avant d’être envoyé aux Pays-Bas et incarcéré à la prison de la Cour pénale internationale. Accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, il sera finalement définitivement acquitté, le 31 mars 2021. Dix ans presque jour pour jour après avoir été extrait de sa résidence.
In jeuneafrique