Dès la naissance et jusqu’à 3 mois, les bébés bougent et sourient spontanément dans leur sommeil. Sont-ils en plein rêve ou alors déjà en train d’imiter leurs parents ? La réponse se trouve dans le cortex, d’après les pédiatres qui étudient le sommeil de l’enfant.
Aspirant à des nuits plus tranquilles, de nombreux parents aimeraient percer les secrets du sommeil de leur bébé. Ils ne sont pas les seuls : pour les scientifiques, ce sommeil, en particulier celui des premiers mois, est un objet d’étude singulier. D’abord, avec 16 heures par jour en moyenne, il est bien plus long que celui de l’adulte. Ensuite, les nouveau-nés présentent un état de sommeil dit « agité ». Ce qualificatif ne signifie pas que le bébé dorme mal à ce moment-là. Certes, dans cette phase, ses bras et ses jambes sont secoués de soubresauts et son visage exprime différentes émotions. Il arrive même qu’il pleure pendant quelques secondes. Pendant le sommeil agité, les parents pourraient donc penser que l’enfant se réveille, mais il n’en est rien. Cet état, opposé au sommeil dit « calme », est l’équivalent du sommeil paradoxal des adultes, bien que ce dernier ne se traduise pas par une activité corporelle. Une autre différence intrigue particulièrement les scientifiques : pourquoi le sommeil agité occupe-t-il plus de la moitié du temps de sommeil des nouveau-nés alors que, chez les adultes, le sommeil paradoxal n’en représente que 20% ?
En 1982, la pédiatre Marie-Josèphe Challamel s’est intéressée à cette question. Elle est alors responsable d’une unité d’exploration et de consultations du sommeil de l’enfant à l’hôpital Lyon-Sud. Elle est également chargée de recherche dans l’unité de Michel Jouvet, connu comme le découvreur du sommeil paradoxal. « Nous voulions savoir pourquoi tous les animaux qui naissent immatures, comme l’homme mais aussi le chaton ou le raton, présentent une telle quantité de sommeil agité », raconte-t-elle. Avec Saadi Lahlou, un étudiant chercheur, elle se base sur des travaux de Michel Jouvet chez le chat. En supprimant expérimentalement la paralysie de l’animal lors du sommeil paradoxal, le chercheur avait constaté que celui-ci exhibait des comportements typiquement félins : attaques, léchages, etc. Il a donc suggéré que le sommeil agité chez le nouveau-né servait à mettre en place des comportements innés. Marie-Josèphe Challamel et Saadi Lahlou ont transposé cette hypothèse chez l’humain : « On a supposé que toutes les mimiques faciales qui sont présentes au cours du sommeil agité pouvaient être l’équivalent des comportements oniriques décrits chez le chat par Michel Jouvet. »
Pour tester cette hypothèse, quinze nouveau-nés de moins de 3 mois sont observés : le sommeil agité disparaît après cet âge pour laisser place au sommeil paradoxal, lequel induit peu de mimiques spontanées. La pédiatre et son étudiant cherchent à lier le sourire, mimique faciale facilement reconnaissable, avec les phases de sommeil agité. Pour cela, ils filment le visage des bébés pendant qu’ils dorment et enregistrent simultanément l’électroencéphalogramme, le tonus musculaire et les mouvements oculaires. Encore aujourd’hui, ces données sont uniques : par la longueur exceptionnelle de l’enregistrement d’une part – trois heures pour chaque nouveau-né – et par la présence de trois bébés malformés, non viables, qui de nos jours subiraient probablement une interruption de grossesse in-utero. Malgré son originalité, l’étude fit peu de bruit parmi les scientifiques à sa publication, en 1985.
Aujourd’hui, Marie-Josèphe Challamel est retraitée mais reste active : elle donne des cours, écrit des livres sur le sommeil de l’enfant et conserve une activité de recherche. Lorsqu’elle a arrêté son métier de pédiatre, elle a décidé de revenir sur son étude. À cause de la faible diffusion du premier article, mais aussi en raison de la publication de plusieurs études, fondées sur des temps d’observation très courts, qui étaient en désaccord avec ses conclusions. Elle s’allie donc avec la professeure Patricia Franco, sa successeuse en pédiatrie, qui travaille dans l’équipe de Physiologie intégrée du système d’éveil (WAKING), au Centre de recherche en neurosciences de Lyon (CRNL), pour donner une plus large audience à ses résultats. C’est aussi l’occasion d’aller plus loin : « Marie-Josèphe Challamel a pu être plus fine dans son analyse, souligne Patricia Franco. Les données ont été numérisées et les statistiques refaites. » Les chercheuses ont pu ainsi mieux savoir à quels moments les sourires intervenaient et les mettre en lien plus précisément avec les mouvements corporels et oculaires.
Que disent leurs résultats ? Ils confirment que les sourires spontanés ont lieu en majorité pendant le sommeil agité, lorsque les yeux effectuent des mouvements rapides sous les paupières. Cela va donc dans le sens de l’hypothèse selon laquelle le sommeil agité est le moment où le nouveau-né met en place des comportements innés, qui « font partie du bagage génétique transmis par les parents, explique Patricia Franco. Les circuits neuronaux qui préexistent vont alors se mettre en route. » Leur stimulation durant le sommeil agité déclenche les sourires et les autres expressions du visage.
L’emplacement des circuits neuronaux impliqués fait d’ailleurs l’objet de débats. Si les autrices tenaient à cette publication, c’est aussi pour faire entendre leur point de vue : « Marc Blumberg, un éminent chercheur du domaine, a proposé que ces circuits se trouvent seulement au niveau du tronc cérébral, comme pour les mouvements corporels, raconte Patricia Franco. Notre travail montre que c’est plutôt le cortex qui joue un rôle déterminant. » Pour arriver à cette conclusion, les chercheuses se fondent sur deux éléments. Le premier concerne les trois bébés souffrant de malformations. Le seul à ne pas sourire en dormant était celui qui n’avait pas de cortex. Par ailleurs, d’autres études, réalisées in utero chez le fœtus, mettent aussi en avant le rôle du cortex : « Le fœtus a des mimiques faciales à partir du troisième trimestre de grossesse, note Marie-Josèphe Challamel. Or c’est justement le moment où se produit la corticalisation des réseaux neuronaux. »
Même si ces découvertes apportent des réponses, il reste de nombreuses questions non élucidées à propos du sommeil des bébés. C’est pourquoi Patricia Franco aimerait poursuivre les recherches en s’intéressant aux autres mimiques faciales : « Marie-Josèphe Challamel a été l’une des premières à dire que les nouveau-nés présentaient toutes les expressions des émotions pendant le sommeil paradoxal. Ce serait bien de travailler sur des émotions autres que le sourire et de les mettre en relation avec la motricité. » Afin d’obtenir des mesures plus précises, la chercheuse voudrait s’inspirer d’autres laboratoires qui ont utilisé des capteurs corporels. À plus long terme, elle voudrait pouvoir observer le visage des mêmes enfants à 3 ans pour étudier les liens qui pourraient exister avec les mimiques faciales des premiers mois.
Conseils pour les parents
Bien dormir, ça s’apprend : les parents ont un rôle à jouer pour aider le nouveau-né à différencier le jour et la nuit. Marie-Josèphe Challamel a ainsi des conseils pratiques à leur donner. « S’il tarde à faire ses nuits, accentuez le contraste entre le jour et la nuit. Le matin, ouvrez ses volets : quand il fait jour, l’enfant ne doit pas dormir dans l’obscurité. Dans la journée, parlez à votre bébé, promenez-le. Dans la nuit, restez beaucoup plus neutre : nourrissez votre bébé dans une demi-obscurité, ne parlez pas. » La pédiatre recommande aussi aux parents de ne pas confondre sommeil agité et éveil : « Le sommeil agité est fragile, interrompu par de très brèves périodes de pleurs, mais cela ne signifie pas que le nouveau-né soit réveillé pour autant : si vous le prenez trop vite dans vos bras pour le calmer ou le nourrir, vous risquez d’interrompre son sommeil, et de lui apprendre à se réveiller complètement au lieu de continuer à dormir. »
Vous pourrez retrouver d’autres conseils dans le livre de Marie-Josèphe Challamel Le sommeil du tout-petit, à paraître en novembre 2020 aux éditions Philippe Duval.
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