Jamais, depuis la vague de démocratisation au forceps entamée il y a trois décennies en Afrique noire francophone, on n’avait assisté à autant de prises de pouvoir par la force. Avec ces coups d’État à répétition – cinq en moins d’un an en Afrique de l’Ouest –, beaucoup ne se sont pas gênés pour rabâcher des poncifs qui font florès dans certains milieux.
Les uns n’ont voulu retenir de ces putschs que la manifestation de l’incapacité des pays africains à entretenir la démocratie moderne. Une démocratie qui, soutiennent-ils, coûte cher – notamment parce qu’elle implique l’organisation d’élections et parce qu’elle doit garantir le bon fonctionnement des institutions – et qui, par conséquent, ne serait pas à la portée des États pauvres. D’autres ont affirmé, la main sur le cœur, que le processus démocratique a créé en Afrique un environnement sociopolitique et institutionnel marqué par l’instabilité, ainsi que les situations conflictuelles.
Pas de développement sans démocratie.
Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de revenir sur les propos de ceux qui sont persuadés que la démocratie ne serait pas compatible avec le sous-développement et la pauvreté. Et si on ne devait s’en tenir qu’à ces théories, comme le soulignait le professeur Guy Rossatanga-Rignault, la question du rapport entre démocratie et développement ne devrait plus se poser, parce qu’il ne peut y avoir de développement sans démocratie.
On voit donc poindre en filigrane la question de la bonne gouvernance et du respect des règles constitutionnelles qui aurait, selon certains analystes politiques, un effet dissuasif ou agirait comme une sorte de repoussoir de toutes les tentatives de prise du pouvoir par la force sous de fallacieux prétextes. C’est dire que les observateurs africains expliquent le retour des coups de force militaires sur le continent par « l’échec des politiques publiques, la corruption électorale, la montée de l’extrémisme violent et une posture des populations à se tourner vers de nouveaux partenaires ». En clair, le retour de la Russie sur la scène politique africaine, avec sa nouvelle stratégie militariste, dont le groupe paramilitaire Wagner est la tête de pont, ne serait pas étrangère à cette récurrence de coups d’État.
Le pouvoir comme ascenseur social.
En revanche, tous ceux qui ressassent ces discours imprégnés du vocabulaire cher à la communauté internationale – entendez ici les États occidentaux, les institutions de Bretton Woods et le système onusien –, liant la crise démocratique à l’absence de développement, c’est-à-dire au manque de moyens des États, ou qui l’expliquent par un retour de la guerre froide, ont oublié de pointer du doigt la propension de nombreux Africains à considérer le pouvoir politique comme la courte échelle permettant de s’élever socialement et de s’enrichir rapidement ; tout ce qui ne peut être obtenu au cours d’une vie professionnelle honorable. Comment en serait-il autrement lorsque, du jour au lendemain, de simples quidams se retrouvent dans le fauteuil présidentiel et mènent grand train ?
Il se trouvera toujours des aventuriers qui voudront usurper la souveraineté nationale.
En d’autres termes, même lorsque les choses vont dans le bon sens, il se trouvera toujours des aventuriers, animés par une soif inextinguible du pouvoir, qui voudront usurper la souveraineté nationale. Ainsi, dans la nuit du 30 au 31 mars 2021, veille de l’investiture du président Mohamed Bazoum, un officier avait tenté de prendre le pouvoir. La tentative avait échoué grâce à la réaction rapide de la garde présidentielle. Or, et François Soudan le soulignait très justement dans l’un de ses éditoriaux, à la fin 2022, on ne peut pas dire que le Niger ne coche pas toutes les bonnes cases : « Une alternance dans le respect de la Constitution, un recul de la pauvreté et une croissance économique solide, malgré un contexte sécuritaire régional et une conjoncture mondiale difficile ».
« Fast track » pour hommes providentiels
C’est, sans doute, pour tenter d’empêcher les militaires africains qui ont tendance à se considérer comme des hommes providentiels en se plaçant au-dessus des institutions légalement établies, que le président Bissau-Guinéen, Umaro Sissoco Embaló, également président en exercice de la Cedeao, milite pour la création d’une force anti-putschistes. « Tout le monde doit comprendre que nous sommes au XXIe siècle et qu’il est inadmissible et inacceptable de faire des coups d’État », avait-il déclaré lors d’une conférence de presse commune avec Emmanuel Macron, à Bissau, le 28 juillet dernier. Avant d’ajouter : « On ne peut penser que pour arriver au sommet de l’État, c’est un fast track [une voie rapide] ; seul le peuple a le droit de sanctionner les dirigeants, mais pas avec des coups d’État militaires. »
Voilà qui a le mérite de la clarté et qui change de l’hypocrisie qui caractérise souvent les relations entre les États au sein des organisations internationales. Ancien général de brigade devenu chef d’État, Umaro Sissoco Embaló sait de quoi il parle : son pays a connu une série de coups d’État militaires parfois sanglants dès le lendemain de son accession à la souveraineté internationale en 1974. Embaló lui-même a échappé à un putsch en février dernier. Même si, on le sait, au lendemain du coup d’État du 5 septembre 2021 en Guinée, il avait fait montre d’une certaine indulgence envers les putschistes de Conakry. Mais la lune de miel aura été de très courte durée et le président Bissau-Guinéen n’a désormais pas de mots assez durs contre les tombeurs du président Alpha Condé, avec lequel il entretenait des rapports notoirement exécrables.
Problématique continentale
Malheureusement, depuis l’annonce de la création de cette force, dont la vocation est d’empêcher d’autres militaires d’arracher le pouvoir, rien ne semble avancer concrètement. En effet, les dirigeants africains craignent constamment d’agir sur les vrais problèmes pour ne pas affecter les relations déjà délicates entre homologues, ou d’être accusés d’ingérence dans les affaires internes des États. Alors que le temps est venu d’aller au-delà de simples condamnations de principe ou des attitudes de fermeté contre les auteurs de coups d’État.
Plutôt que d’envisager la création de la « force anti-putsch » au sein de la seule Cedeao, il serait judicieux de l’aborder à l’échelle continentale, afin d’obtenir l’implication des puissances militaires africaines telle que l’Afrique du Sud ou l’Égypte. L’urgence est de plancher sur les modalités concrètes de la mise en place de cette force, qui devrait être pensée comme une force d’intervention rapide.
Ce qui revient à tirer toutes les leçons des échecs successifs des autres forces africaines et à tenir compte de l’ensemble des critiques. On l’a vu, faute de volonté de la part des États, mais aussi par manque de moyens financiers, la force du G5 Sahel a eu toutes les peines du monde à dépasser les bonnes intentions pour entrer dans sa phase opérationnelle. Elle a fini par être dissoute.
Crime imprescriptible
Donc, la problématique de création de la force anti-coup d’État doit être abordée autrement. Les experts africains des questions militaires trouveront sûrement la bonne formule. Si l’idée est de constituer une force et de la stationner dans un pays en attendant qu’elle puisse sévir contre d’éventuels putschistes, il faut être sûr que celle-ci ne verra jamais le jour, car se posera inéluctablement la question de son financement et rares sont les pays qui seront enclins à la recevoir sur leur territoire.
Cependant, les pays pourront, par exemple, décider que les contingents composant cette « force anti-putschistes » devront rester dans leur pays respectif et ne pourront être mobilisés ou déployés qu’en cas de besoin ; ce qui réduirait considérablement les coûts de fonctionnement et aura l’avantage de ne pas priver les États de soldats susceptibles d’être utilisés à d’autres tâches.
En tout état de cause, l’Afrique, qui a des atouts à faire valoir, notamment une population très jeune et dynamique, des matières premières stratégiques indispensables au fonctionnement des économiques de l’actuel monde digitalisé doit, quelles qu’en soient les justifications, prendre les coups d’État pour ce qu’ils sont et les bannir de son sol : une aberration et un crime imprescriptible contre les peuples.