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En Tunisie, le président Kaïs Saïed s’en prend aux migrants subsahariens

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FILE PHOTO: Tunisia's President Kais Saied gives a statement on the coronavirus disease (COVID-19) vaccination, during a European Union - African Union summit, in Brussels, Belgium February 18, 2022. REUTERS/Johanna Geron/Pool/File Photo

 

Le président tunisien, Kaïs Saïed, a semé l’émoi, dans son pays et à l’étranger, en laissant entendre, mardi 21 février, que la venue de migrants subsahariens relèverait d’un complot visant à affaiblir l’identité arabo-islamique en Tunisie. « Il existe un plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie, et certains individus ont reçu de grosses sommes d’argent pour donner la résidence à des migrants subsahariens », a déclaré le chef de l’Etat, cité dans un communiqué de la présidence de la République.

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Lors d’un conseil de sécurité nationale convoqué sur le sujet, M. Saïed a évoqué des « hordes de migrants clandestins » dont la présence en Tunisie serait, selon lui, source de « violence, de crimes et d’actes inacceptables ». Insistant sur « la nécessité de mettre rapidement fin » à cette immigration, il l’a assimilée à « une volonté de faire de la Tunisie seulement un pays d’Afrique et non pas un membre du monde arabe et islamique », une rhétorique proche de la théorie du « grand remplacement » défendue par l’extrême droite en France et dans d’autres pays occidentaux. Eric Zemmour, le président du parti français Reconquête !, s’est d’ailleurs félicité dans un tweet, publié mercredi matin, que « les pays du Maghreb eux-mêmes commencent à sonner l’alarme face au déferlement migratoire ».

« Kaïs Saïed s’approprie un discours d’extrême droite sur la migration qu’il n’aurait jamais toléré si celui-ci avait été prononcé en Europe sur la migration irrégulière des Tunisiens, commente l’anthropologue Kenza Ben Azouz, spécialiste du racisme en Tunisie. En prenant pour bouc émissaire la communauté subsaharienne sans s’attaquer de fond à la question migratoire, il s’ancre dans une logique populiste et opportuniste. »

300 interpellations en une semaine

La Tunisie compte entre 30 000 et 50 000 migrants subsahariens, selon les ONG locales. Une population qui fournit « une main-d’œuvre peu chère et consommatrice dont tout le monde profite, et même souvent abuse. Leur présence et leur travail irrégulier sur le territoire étaient jusqu’à maintenant connus et tolérés par l’Etat tunisien, bien que cela ait toujours été illégal », souligne Kenza Ben Azouz.

Beaucoup d’entre eux, toutefois, ne restent pas au Maghreb. En 2022, la moitié des 22 000 migrants arrivés clandestinement en Europe (notamment en Italie) depuis la Tunisie étaient d’origine subsaharienne. Des départs motivés par la situation économique du pays, la complexité des procédures de régularisation, mais aussi les mauvais traitements.

Le 16 février, plusieurs associations tunisiennes de défense des droits humains sont montées au créneau pour dénoncer l’interpellation, en une seule semaine, de trois cents migrants. « Ils ont été arrêtés à la suite d’un contrôle d’identité “au faciès” ou même à la suite de leur présence devant les tribunaux en soutien à leurs proches », soulignait le communiqué.

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Ces dernières semaines, la parole raciste et les discours de haine ont pris une ampleur nouvelle, encouragés par la montée du Parti nationaliste tunisien, une formation apparue récemment sur Internet et qui réclame l’expulsion des migrants subsahariens via une pétition en ligne. Le mouvement, qui ne comptait que quelques milliers d’abonnés sur sa page Facebook début janvier, en dénombre désormais plus de 50 000. Et ces idées semblent infuser.

Fatma Mseddi, une députée récemment élue, a publié, mardi, la photo d’un homme noir présenté ironiquement comme le « futur gouverneur de Sfax », en référence à la ville de l’est du pays où se concentre la plus grande communauté de migrants. Un site a également diffusé le chiffre fantaisiste de 1,2 million de Subsahariens présents en Tunisie, sans vérifier ou sourcer cette information. Le journal Le Temps en langue arabe a également consacré deux « unes », en février, à la présence massive de ces étrangers en Tunisie.

« Certains mangent des chats »

Les propos de Kaïs Saïed n’ont fait qu’amplifier cette campagne. La publication du communiqué de la présidence sur Facebook a suscité une déferlante de commentaires. Certains indignés par les propos du chef de l’Etat, d’autres au contraire saluant son initiative : « Merci d’avoir réalisé ce qui se passe, le nombre de crimes est effroyable », écrit l’un d’eux. « Monsieur le Président, certains [migrants] mangent des chats », affirme un autre. Face à cette vague de haine, de nombreux internautes ont aussi témoigné de leur solidarité avec les Subsahariens en changeant leur photo de profil sur les réseaux sociaux et en dénonçant le racisme ambiant.

« Je n’arrive pas à croire que ce genre de propos, tenus par un président, soient réels. Il y a un climat de peur qui s’installe », témoigne L., un migrant ayant sa carte de résidence, installé à Sfax depuis huit ans. Une crèche pour enfants subsahariens à Tunis, ouverte illégalement pour venir en aide à leurs parents qui travaillent, a fermé ses portes. « J’ai trop peur d’exactions sur les enfants ou d’agressions contre nous », explique la gérante de l’établissement.

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« Ces propos donnent de la légitimité à toute personne qui voudrait agresser une personne noire dans la rue, déplore Saadia Mosbah, présidente de l’association Mnemty, qui lutte contre le racisme. Même moi, en tant que Tunisienne noire, je suis désormais menacée si je sors dans la rue, puisque les gens ne font de toute façon pas la différence. »

La peur a également gagné les étudiants subsahariens qui craignent désormais de sortir de chez eux. « Nous avons reçu deux e-mails paniqués et un coup de fil, confirme Farah Hached, vice-présidente de l’université Mahmoud-El-Materi, à Tunis. Les étudiants disent ne pas se sentir en sécurité et nous supplient de trouver une solution ». L’université réfléchit à contacter les ministères « afin qu’il y ait au moins un discours rassurant des autorités », explique-t-elle. Pour sa part, l’Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie a publié un communiqué, le 17 février, pour appeler les élèves ciblés à la « vigilance » et à se déplacer « en permanence » avec leur carte de séjour.