Vous allez me dire que c’est devenu une obsession. Pourquoi le nier ? Je ne pense plus qu’à ça, rien d’autre qu’à ça. Ce manuscrit, je ne me résous pas à le perdre. Je remuerai ciel et terre, pour le retrouver. Ce n’est pas un ordinateur qu’on m’a volé, c’est une partie de mon âme qu’on m’a arrachée.
Le plus dur, c’est de s’imaginer qu’il est là quelque part dans Conakry, à quelques mètres de moi peut-être dans un taudis, dans un bureau, dans un bungalow ou qui sait, dans le coffre d’un lieu hautement sécurisé.
Le plus révoltant, c’est de se dire que ce truc ne servira à rien pour celui qui l’a volé ; que ce tas de papiers n’a de sens que dans mes mains à moi. Moi seul peux le finaliser, moi seul peux le rendre lisible en lui donnant sa forme définitive. Moi seul peux le confier à un éditeur afin qu’il soit mis à la disposition du public. Celui qui me l’a dérobé ne pourra ni le vendre ni le consommer, ni le mettre à la banque ni en faire une médaille.
Mais peut-être que sa seule et unique ambition, c’est de nuire pour nuire, de faire mal pour le simple plaisir de faire mal dans notre société archi-déshumanisée où la haine est féroce et gratuite où, comme me le disait un jour un compatriote plein d’humour et de dépit : « Chez nous, les gens ne prient pas pour entrer au paradis mais pour que la foudre tombe sur la case du voisin ».
Je ne sais pas si ce malfaiteur a agi de lui-même ou s’il a reçu des ordres. Je ne sais pas s’il s’appelle Paul ou Jacques ou Séraphin ou Mohamed. Dans l’état où je suis, mon esprit en feu ne peut s’appuyer que sur deux hypothèses :
-C’est peut-être un petit délinquant affamé et inculte comme le sont la majorité de nos gamins. Le petit gars du quartier qui n’a jamais touché un clavier et qui ne sait pas ce que manuscrit veut dire. A celui-là, je dis simplement ceci : « Si tu me rends mon manuscrit, non seulement je te laisse l’ordinateur, mais je t’offre en plus la somme de 10 000 000 FG » Et je jure devant Dieu et devant les hommes que tout cela se fera dans l’impunité et dans la discrétion les plus totales. Je n’irai ni à la police ni à la gendarmerie ni au tribunal.
-ou alors, un homme qui a été à l’école et qui est diplômé, voire même officier ou universitaire. Celui-là, je lui demande de prendre ses responsabilités en son âme et conscience. Je lui demande de laisser à d’autres (à Hitler ou à Goebbels par exemple) le soin de brûler un livre ou de faire disparaître un manuscrit. Je lui dis que l’acte qu’il a commis est un crime qui dépasse ma pauvre personne, c’est un crime contre le patrimoine national, c’est un coup de poignard contre la culture guinéenne.
En effet, depuis Camara Laye, son père fondateur, la littérature guinéenne d’expression française a, dans des conditions dantesques (plus infernales que celles de la plupart de ses consœurs africaines) réussi à bâtir une œuvre qui relève depuis longtemps du patrimoine national au même titre que les mélodies de Kouyaté Sory Kandia ou que les rythmes du Bembeya Jazz. Y toucher, c’est toucher à l’âme-même du pays. Personne n’a le droit de profaner le legs national. Personne n’a le droit de priver les Guinéens (les générations montantes en particulier) d’un livre qui leur est destiné en priorité.
Cette triste affaire ne me concerne pas seul. Elle nous concerne tous. Il serait déshonorant pour le pays tout entier qu’un de nos romans disparaisse là sous nos yeux impuissants par la cupidité de quelques-uns ou par l’insondable méchanceté de quelques autres.
Ce roman, c’est trois ans de travail, des centaines de nuits blanches ! Je vous demande à tous de m’aider. Je demande à l’Etat d’user de ses puissants moyens d’investigation pour me retrouver mon ordinateur et le précieux document qui s’y trouve. Après tout, son rôle ne se limite pas à protéger les citoyens, il consiste aussi à protéger le patrimoine national. Et qu’on le veuille ou non, la littérature guinéenne est une part irréfutable de ce patrimoine.
Tierno Monénembo